Inconséquences
Le débat qui s’est engagé au sujet de la possibilité, ou non, de constituer des « fronts » dans la lutte contre le système politique qui s’est constitué autour de l’Euro révèle les inconséquences d’un certain nombre d’intervenants. Ces inconséquences peuvent se situer au niveau de l’analyse, comme elles peuvent se situer au niveau de l’action politique. Ces inconséquences désarment ainsi les courants d’idées et les courants politiques, qui sont engagés dans le combat contre l’austérité et l’Euro.
Inconséquences analytiques
La première de ces inconséquences vient du fait de considérer l’Euro seulement comme une monnaie, et donc de n’aborder la question que sous l’angle économique. Non que ce dernier ne soit important. Les conséquences économiques de l’Euro sont pour certaines, immédiates et directes sur la croissance et le niveau d’activité économiques. Ce qui joue le rôle déterminant est ici le fait que l’Euro fonctionne en réalité comme un système de parités fixes entres les différentes économies, comme l’ancien étalon-or. Le système de l’étalon-or avait eu des conséquences catastrophiques dans les années 1930, et l’Euro a les mêmes conséquences aujourd’hui. Mais, ces conséquences viennent aussi de l’influence prise par la financiarisation qui a pris un nouveau tournant avec la mise en place de l’Euro. Ces conséquences là sont indirectes mais sont effectivement importantes. La crise de 2007-2008 n’aurait ainsi pas eu les mêmes conséquences en Europe sans l’Euro. La dimension simplement économique des conséquences de l’Euro pourrait donc justifier que l’on se prononce contre. Mais, c’est s’aveugler gravement que de ne pas voir que les implications de l’Euro vont bien au-delà de ces seuls faits.
L’Euro est un projet politique. Pour les promoteurs de la monnaie unique, et il ne s’en sont jamais cachés, il s’agissait de faire subir à l’Union européenne un saut décisif vers le fédéralisme, mais de le faire de manière implicite, sans jamais demander une validation démocratique dont ces mêmes promoteurs pressentaient qu’elle serait refusée. La nature antidémocratique du projet est inscrite dans ce dernier dès l’origine. Il s’agissait donc, dans l’esprit de ces promoteurs, de faire basculer de manière décisive les règles et les méthodes de gouvernement pour les pays qui l’adopterait. L’Euro, ce n’est donc pas seulement des institutions explicites comme la Banque Centrale Européenne ou implicites comme l’Eurogroupe. C’est aussi un principe de gouvernement qui, du fait desconséquences économiques de l’Euro s’affirme sous la forme d’une évidenceprogressivement à tous ceux qui l’acceptent. Elle les amène, ou les contraints à accepter, le démantèlement de l’ensemble des institutions sociales, qu’il s’agisse des différentes mesures prises depuis 1945 ou du Code du travail. L’Euro est donc à l’origine de la grande régression qui est en train de se produire sur le terrain social. Mais, l’Euro fonctionne aussi comme un cadre qui vide la démocratie de son contenu, et progressivement de son sens.
On peut voir, à partir de l’Euro, se matérialiser l’idée d’un gouvernement par les règles, gouvernement qui est celui des « experts » anonymes, de ces personnes grises et irresponsables qui exercent aujourd’hui une réalité de plus en plus importante du pouvoir. Ce principe de gouvernement constitue la plus formidable subversion de la démocratie auquel on ait assistée depuis 1945[1]. C’est la raison fondamentale de l’assaut frontal contre la souveraineté populaire et contre la démocratie auquel on a assisté lors de la crise grecque de juin et juillet dernier. Ce gouvernement par les règles est consubstantiel avec l’influence de ce que l’on appelle le « néo-libéralisme »[2]. Il va bien au-delà du simple ordo-libéralisme promu par l’Allemagne[3]. C’est commettre une erreur que de limiter la réflexion à ce seul aspect. L’ordo-libéralisme n’est que la forme particulière prise à un moment donné par ce gouvernement par les règles. Si le principe même du gouvernement par les règles impose de prendre des distances avec l’ordo-libéralisme, il convient de savoir que le système le fera sans remords ni regrets. L’Euro est en réalité une manifestation de ce que Michel Foucault appelait la « biopolitique », c’est à dire la disparition de la politique derrière des principes pseudo-naturels[4].
La nature éminemment politique de l’Euro constitue ses institutions, explicites ou implicites, en une totalité qui fait système. Il est donc profondément inconséquent de réduire la question de l’Euro à des questions économiques, aussi juste soient-elles, ou à des questions sociales.
Inconséquences analytiques (2)
Mais le problème des analyses inconséquentes de l’Euro ne s’arrête pas à la réduction de ce dernier au simple domaine économique ou social. Elles proviennent aussi du refus, ouvert ou inavoué, d’affronter les conséquences politiques et systémiques de l’Euro.
Dire que les institutions de la monnaie unique, que les institutions de l’Union Economique et Monétaire, sont un tout qui fait système a des implications directes et immédiates sur l’analyse que l’on doit avoir de la place de l’Euro. Remettre en cause l’Euro apparaît comme une remise en cause de l’ensemble des structures politiques de l’Union européenne. D’où, d’ailleurs, les crispations au-delà du rationnel de la part de ses partisans. Mais il y a une vérité ici. Si l’Euro éclate, il ne sera plus possible de faire la même Union européenne. Un éclatement de l’Euro entraînerait une crise profonde non seulement des institutions existantes, mais aussi de la dynamique politique que l’on a voulu mettre en place depuis le traité de Maastricht de 1993.
La question qui se pose alors est de savoir si cette dynamique pourrait encore présenter quelque chose de positif. Si on répond par la négative à cette question, un point dont je suis convaincu depuis 2005 depuis le rejet du projet de constitution européenne et le déni de démocratie qui suivit[5], on constate que toute possibilité de reconstruire dans le futur une forme de coopération entre les pays européens qui s’avère propice au progrès et à l’espoir pour les peuples de l’Europe, passe justement par la destruction de ces institutions, et du projet dont elles sont à la fois issues mais aussi porteuses. De cette constatation, il découle que lutter contre l’Euro c’est en réalité lutter pour quelque chose de bien plus vaste qu’une « simple » monnaie unique. Les enjeux de cette lutte dépassent considérablement la simple question monétaire. D’ailleurs, on ne s’est jamais étripé sur des points techniques ou économiques. C’est ce que ne comprennent pas certains qui s’avèrent incapables, pour une raison ou une autre, d’aller au bout du raisonnement. A vouloir limiter les enjeux aux simples dimensions économiques et techniques (qui existent bien par ailleurs) ils tiennent des discours désincarnés, sans rapport avec la réalité. Il est inconséquent de reconnaître les implications non-économiques de l’Euro et de refuser d’en tirer les conséquences quant au statut de la lutte contre l’Euro aujourd’hui. Il est, de même, inconséquent de reconnaître la centralité de la lutte contre l’Euro et de ne pas en penser les moyens.
Il vient un moment où le clerc doit sortir de sa tour d’ivoire, mais sans renoncer à son état de clerc. Et, l’une des conditions à cela est justement d’être capable de sortir de « l’entre soi » et de se frotter à l’autre, au risque de se piquer. De ce point de vue la volonté de garder à tout prix ses mains propres est plus révélatrice d’un narcissisme exacerbé que de tout autre chose.
Inconséquences politiques
Il n’y a pas que dans l’analyse où l’on trouve des positions inconséquentes. De fait l’inconséquence politique existe aussi, et elle est en réalité bien plus grave que l’inconséquence analytique.
La crise grecque fut-elle une simple péripétie ou a-t-elle constitué un point de rupture, une césure séparant une période d’une autre ? De très nombreux analystes pensent que nous sommes entrés dans une nouvelle phase avec les événements de juin et juillet 2015, et ils ont raison. L’assaut brutal mené par les institutions européennes contre un Etat souverain, l’absence de toute négociation réelle, et le déni de démocratie qui en a résulté ont bien provoqué un changement brutal des représentations à l’échelle européenne. On peut dire, et ce n’est pas faux, que l’ensemble des éléments conduisant à ces actes d’une brutalité inouïe étaient déjà en place en Europe depuis plusieurs années, et que certaines des méthodes avaient été employées contre le gouvernement chypriote en 2013. Mais, le niveau de violence, qu’elle soit symbolique ou réelle, le mépris affiché pour des actes démocratiques, ont franchi une nouvelle étape. Surtout, la représentation de ce qui se passait a eu un très large écho non seulement en Grèce mais dans toute l’Europe. On peut considérer que c’est le changement au niveau des représentations politiques qui a été réellement décisif. L’emploi de mots comme « trahison », « capitulation », ou « résistance », mots dont ont usé quasiment tous les commentateurs politiques, indique bien que quelque chose de décisif s’est produit tant en Grèce qu’à propos de la Grèce. Une accumulation quantitative se transforme en un changement qualitatif. Nous en sommes là.
A une nouvelle période correspond de nouvelles taches. Si la nature des objectifs reste la même, la disparition de l’Euro compris comme clef de voute d’un système profondément anti-démocratique fonctionnant au sein de l’Union européenne, la configuration politique nécessaire change. Elle impose désormais la constitution de « fronts », allant au-delà des alliances traditionnelles. C’est la constatation faite par Stefano Fassina[6], que j’ai reprise, et qui fut aussi reprise par un certain nombre d’acteurs. Cette notion de « fronts » impose, aux uns et aux autres de sortir de « l’entre soi ». Car, si une alliance repose sur de larges points communs, la dynamique des « fronts » réduits ces points communs au strict indispensable pour atteindre aux objectifs visés. Ne pas comprendre que le changement dans la situation politique impose un changement dans les formes d’action politique est justement une forme de cette inconséquence politique.
Mais, même chez des dirigeants politiques qui, semblait-il, avaient compris le sens de la nouvelle situation, on n’est pas à l’abri de formulations inconséquentes. Ainsi, chercher à revenir en arrière, comme l’a fait Eric Coquerel lors de la discussion que nous avons eu le jeudi 28 août sur « Arrêts sur Image », commencer à nier qu’une rupture se soit produite pour finir par l’admettre du bout des lèvres, c’est aussi une grave inconséquence politique. Que le Parti de Gauche veuille se coordonner avec d’autres formations européennes de la gauche radicale sur ce qu’il appelle le « plan B » se comprend parfaitement. Qu’il limite cette coordination à cette seule aire politique, qu’il ne pose pas la question d’une coordination allant au-delà de son aire politique traditionnelle, revient à refuser de traduire dans les actes les conséquences du changement de période. Or, la nouvelle période rend l’entre soi suicidaire.
La question des rapports avec des forces n’appartenant pas au même arc politique que le sien est donc posée. Car, on pressent bien qu’aucune force à gauche ne pourra atteindre par seule croissance interne ou par des alliances avec des proches la masse critique nécessaire pour se hisser au niveau des responsabilités de la période. Cette question n’est pas posée sans principes, et le premier doit être la vérification d’une compatibilité minimale des objectifs ce qui aboutira à exclure certaines forces, aujourd’hui le Front National. Mais, cette question ne doit pas être posée sans implications pratiques et concrètes. De ce point de vue, l’attitude du Parti de Gauche qui reconnaît par une main ce changement de situation, mais qui cherche à en limiter les conséquences de l’autre, pose un véritable problème. Et ce, d’autant plus, que les choses bougent par ailleurs. La présence de Jean-Pierre Chevènement à l’Université d’été de Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, le samedi 29, août est significative. Que Jean-Luc Mélenchon refuse de faire tribune commune avec Nicolas Dupont-Aignan, comme il avait été entendu il y a quelques jours montre que le sectarisme continue de polluer l’action politique. Car, tout le monde comprend que Mélenchon et Dupont-Aignan n’ont pas les mêmes idées sur bien des terrains, et peuvent même s’opposer de manière très violente l’un à l’autre. Mais, ce qu’impose cette nouvelle période dans laquelle nous sommes entrés est que l’on vérifie la possibilité d’un accord sur la question de l’Euro, c’est de savoir si des dirigeants politiques sont capables de discerner ce qui relève de la « cuisine » politique et ce qui relève de l’intérêt général. Laisser au sectarisme le choix du calendrier, c’est une troisième forme d’inconséquence politique.
Le problème, ici, est que l’accumulation des inconséquences, que ce soit celles des analystes et des intellectuels dont certains semblent plus préoccupés de leur virginité politique que du bien commun, ou que soit celles des dirigeants politiques, aura un coût politique énorme. Ces inconséquences empêchent aussi d’éduquer militants, adhérents et sympathisants aux taches qui se profilent et risquent fort de ne laisser le choix qu’entre l’impuissance totale ou la véritable confusion des motifs, car aucune limite ne sera plus possible alors. De ce point de vue, il est urgent de se remettre à faire de la politique dans le sens le plus noble de cette dernière.
[1] Voir Sapir J., Les économistes contre la démocratie, Paris, Le Seuil, 2002.
[2] Denord F., Néo-libéralisme version française, histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007
[3] Dont les racines sont étudiées dans Friedrich C-J, « The Political Thought of Neo-Liberalism », American Political Science Review, 1955, 49/2, pp. 509-525.
[4] Foucault M., Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
[5] Sapir J., La fin de l’eurolibéralisme, Paris, le Seuil, 2006.
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