Naturellement, je vais commencer avec l’Ukraine. Bien avant que le pays ait été plongé dans la crise, il y avait dans l’air un sentiment que les relations de la Russie avec l’Union européenne et avec l’Occident étaient sur le point d’atteindre leur moment de vérité. Il était clair que nous ne pouvions plus continuer à mettre en veilleuse certaines questions dans nos relations, et qu’il fallait choisir entre un véritable partenariat ou, comme le dit le dicton, en venir à « casser de la vaisselle ». Il va sans dire que la Russie optait pour la première solution, tandis que, malheureusement, nos partenaires occidentaux se contentaient de la dernière, que ce soit consciemment ou non. En fait, ils se sont tous engagés en Ukraine et ils ont soutenu les extrémistes, renonçant ainsi à leurs propres principes d’un changement de régime démocratique. Ce qui en est ressorti, c’était une tentative de jouer au « jeu du dégonflé » [1] avec la Russie, histoire de voir qui cillerait le premier. Comme disent les petits durs, ils voulaient voir la Russie « se déballonner » (je ne puis pas trouver un meilleur mot pour cela), nous forcer à avaler l’humiliation des Russes et de ceux dont la langue maternelle est le russe en Ukraine.
L’honorable Leslie Gelb, que vous ne connaissez que trop bien, a écrit que l’accord d’association de l’Ukraine avec l’Union européenne n’avait rien à voir avec une quelconque invitation de l’Ukraine à adhérer à l’Union européenne, et qu’il ne visait à court terme qu’à l’empêcher de rejoindre l’Union douanière. C’est là ce qu’en a dit une personne impartiale et objective. Quand ils ont délibérément décidé de s’engager sur la voie de l’escalade en Ukraine, ils ont oublié beaucoup de choses, alors même qu’ils avaient une compréhension claire de la façon dont ces mouvements seraient considérés en Russie. Ils ont oublié les conseils de, disons, Otto von Bismarck, lequel avait dit que dénigrer le grand peuple russe, fort de millions d’âmes, constituerait la plus grande erreur politique que l’on puisse faire.
Le président Vladimir Poutine a dit l’autre jour que nul dans l’histoire n’a encore réussi à soumettre la Russie à son influence. Ce n’est pas une évaluation, mais un état de fait. Une telle tentative a pourtant été faite, qui visait à étancher la soif d’expansion de l’espace géopolitique sous contrôle occidental, et qui trouvait son origine dans la peur mercantile de perdre les dépouilles de ce que, de l’autre côté de l’Atlantique, ils s’étaient persuadés être la victoire dans la guerre froide.
Ce que la situation actuelle a de plus, c’est qu’une fois que tout s’est mis en place, le calcul qui sous-tendait les actions de l’Occident s’est trouvé révélé, en dépit de cette volonté que l’on proclamait haut et fort de bâtir une communauté de sécurité, une maison commune européenne. Pour citer (le chanteur auteur-compositeur) Boulat Okoudjava : « Le passé devient de plus en plus clair ». Cette clarté est de plus en plus tangible. Aujourd’hui, notre tâche n’est pas seulement de régler le passé (même si cela doit être fait), mais plus important encore, de penser à l’avenir.
Les discours au sujet de l’isolement de la Russie ne méritent aucune discussion sérieuse. Je n’ai pas vraiment besoin de m’attarder sur ce point devant le présent auditoire. Bien sûr, il est possible d’endommager notre économie, et ce sont d’ailleurs bien des dommages que l’on cause en ce moment, mais seulement en faisant aussi du mal à ceux qui prennent les mesures correspondantes et, tout aussi important, en détruisant le système des relations économiques internationales, et les principes sur lesquels il est fondé. Précédemment, lorsque des sanctions étaient appliquées (je travaillais à l’époque pour la mission russe auprès de l’ONU), nos partenaires occidentaux, lorsqu’ils discutaient de la République populaire démocratique de Corée, de l’Iran ou d’autres États, déclaraient qu’il était nécessaire de formuler les restrictions de manière à rester dans des limites humanitaires et à ne pas causer de dommages à la sphère sociale et à l’économie, en ciblant sélectivement la seule élite. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : les dirigeants occidentaux déclarent publiquement que les sanctions doivent détruire l’économie et déclencher des protestations populaires. Par conséquent, en ce qui concerne l’approche conceptuelle de l’utilisation de mesures coercitives,l’Occident démontre sans équivoque qu’il ne cherche pas seulement à changer la politique russe (ce qui en soi est illusoire), mais qu’il cherche à changer le régime ; et pratiquement personne ne le nie.
Le président Vladimir Poutine, en parlant avec des journalistes récemment, a déclaré que l’horizon en fonction duquel les dirigeants occidentaux d’aujourd’hui établissent leurs plans est limité. Et cela constitue en effet un danger que des décisions sur les problèmes clés de l’évolution du monde et de l’humanité dans son ensemble soient prises sur la base de cycles électoraux courts : aux États-Unis, le cycle est de deux ans, et l’on doit à chaque fois imaginer et faire quelque chose pour gagner des voix. C’est le côté négatif du processus démocratique, et nous ne pouvons nous permettre de l’ignorer. Il ne nous est pas possible d’accepter cette logique, lorsque l’on nous dit de démissionner, de nous détendre et d’accepter simplement comme un incontournable que tout le monde ait à souffrir simplement parce qu’il y a des élections aux États-Unis tous les deux ans. Cela n’est pas juste. Nous ne nous y résignerons pas, parce que les enjeux sont trop importants, que ce soit dans la lutte contre le terrorisme, dans les menaces de prolifération d’armes de destruction de masse ou dans de nombreux conflits sanglants dont l’impact négatif dépasse de loin le cadre des États et des régions concernées au premier chef. Le désir de faire quelque chose qui permette d’obtenir des avantages unilatéraux ou de s’attacher l’électorat avant une prochaine élection conduit au chaos et à la confusion dans les relations internationales.
C’est toujours la même rengaine, quotidiennement répétée, que nous entendons nous dire : Washingtonest conscient de son caractère unique et de son devoir de supporter ce fardeau qui consiste à diriger le reste du monde. Rudyard Kipling a parlé du « fardeau de l’homme blanc ». J’espère que ce n’est pas ce qui pousse les Américains. Le monde d’aujourd’hui n’est pas blanc ou noir, mais multicolore et hétérogène. Si le leadership dans ce monde peut être assuré, ce n’est pas en se persuadant soi-même de sa propre exclusivité et d’un devoir conféré par Dieu d’être responsable de tout le monde, mais seulement par la capacité et l’habileté à former un consensus. Si les partenaires américains appliquaient leur pouvoir à cet objectif, ce serait inestimable, et la Russie les y aiderait activement.
Jusqu’à présent, toutefois, les ressources administratives américaines n’ont travaillé que dans le cadre de l’Otan, et encore avec des réserves substantielles, et leurs décrets n’atteignaient pas au-delà de l’Alliance de l’Atlantique Nord. J’en veux pour preuve les résultats de la tentative des États-Unis de contraindre la communauté internationale à suivre leur ligne de conduite en ce qui concerne les sanctions et les principes anti-russes. J’en ai parlé plus d’une fois déjà et nous avons des preuves suffisantes du fait que les ambassadeurs et les envoyés américains à travers le monde sollicitent des réunions au plus haut niveau pour faire valoir que les pays correspondants sont tenus de sanctionner la Russie avec eux, ou bien d’en subir les conséquences. Cela se fait à l’égard de tous les pays, y compris de nos alliés les plus proches (cela en dit long sur le genre d’analystes dont dispose Washington). Une écrasante majorité des États avec lesquels nous avons un dialogue continu sans aucune restriction, et sans isolement, comme vous le voyez, attachent de la valeur au rôle indépendant que joue la Russie dans l’arène internationale. Non parce qu’ils aiment voir quelqu’un contester les Américains, mais parce qu’ils se rendent compte que l’ordre du monde ne sera pas stable si personne n’est autorisé à dire ce qu’il pense (bien qu’en privé, l’écrasante majorité d’entre eux expriment leur opinion, ils ne veulent pas le faire publiquement par peur des représailles de Washington).
De nombreux analystes raisonnables comprennent qu’il y a un écart grandissant entre les ambitions mondiales de l’administration américaine et le réel potentiel du pays. Le monde change et, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire, arrivé à un certain point, l’influence et le pouvoir de l’un atteignent leur apogée, tandis qu’un autre commence à se développer encore plus rapidement et plus efficacement. Il faut étudier l’histoire et partir des réalités. Les sept économies en développement dirigées par les BRICS ont déjà un PIB plus important que le G7 occidental. Ce sont des faits de la vie qu’il faut partir, et non d’un sentiment erroné de sa propre grandeur.
Il est devenu à la mode de faire valoir que la Russie mène une sorte de « guerre hybride » en Crimée et en Ukraine. C’est là un terme intéressant, mais que j’appliquerais surtout aux États-Unis et à leur stratégie de guerre : il s’agit vraiment d’une guerre hybride, visant non pas tant à vaincre l’ennemi militairement qu’à changer les régimes dans les pays qui poursuivent une politique que Washington n’aime pas. Cette stratégie recourt aux pressions financières et économiques, aux attaques par le moyen de l’information ; elle se sert d’autres intervenants sur le périmètre de l’état visé, lesquels agissent comme des mandataires ; et bien sûr elle use de pression, par l’information et l’ idéologie, au travers d’organisations non gouvernementales financées par des ressources extérieures. N’est-ce pas là un processus hybride, et non ce que nous appelons la guerre ? Il serait intéressant de discuter du concept de la guerre hybride pour voir qui la mène vraiment, ou s’il s’agit seulement de « petits hommes vêtus de tenues vertes ».
Apparemment, la boîte à outils de nos partenaires américains est plus grosse encore, et ils sont devenus habiles à s’en servir.
En tentant d’établir leur prééminence à un moment où se font jour de nouveaux centres de pouvoir économique, financier et politique, les Américains provoquent une neutralisation en accord avec la troisième loi de Newton, et ils contribuent à l’émergence de structures, de mécanismes et de mouvements qui cherchent des alternatives aux recettes américaines pour résoudre les problèmes urgents. Je ne parle pas d’anti-américanisme, encore moins de former des coalitions conçues comme des fers de lance dirigés contre les États-Unis, mais seulement du désir naturel d’un nombre croissant de pays de sécuriser leurs intérêts vitaux et de le faire de la façon qu’ils pensent juste, non d’après ce qui leur est dicté « depuis l’autre côté de l’étang ». Personne ne va jouer à des jeux anti-américains juste pour contrarier les États-Unis. Nous sommes confrontés à des tentatives et à des faits d’utilisation extra-territoriale de la législation américaine, à l’enlèvement de nos citoyens en dépit des traités conclus avec Washington, traités selon lesquels ces questions doivent être résolues grâce à l’application de la loi et par les organes judiciaires.
Si l’on en croit leur doctrine de sécurité nationale, les États-Unis auraient le droit d’utiliser la force n’importe où, n’importe quand, sans avoir à solliciter l’approbation du Conseil de sécurité des Nations Unies. Une coalition contre l’État islamique a ainsi été formée à l’insu du Conseil de sécurité. J’ai demandé au secrétaire d’État John Kerry pourquoi ils n’étaient pas allés devant le Conseil de sécurité des Nations Unies pour cela.
Il m’a dit que s’ils le faisaient, il leur faudrait en quelque sorte préciser le statut du président syrien Bachar El-Assad. Bien sûr, ils l’auraient dû, parce que la Syrie est un État souverain et qu’elle est toujours membre de l’ONU (nul ne l’a exclue en tant que membre). Le secrétaire d’État a dit que cela ne convenait pas, parce que les États-Unis sont en lutte contre le terrorisme et que le régime El-Assad est ce qui galvanise le plus les terroristes de partout dans le monde, qu’il agit comme un aimant qui les attire vers cette région pour tenter de renverser le régime syrien.
Je crois que c’est là une logique perverse. Si nous parlons des précédents (les États-Unis adhèrent au système jurisprudentiel), il est utile de rappeler le processus de désarmement chimique en Syrie, dans lequel le régime Assad était un partenaire tout à fait légitime des États-Unis, de la Russie, de l’OIAC et d’autres. Les Américains maintiennent bien aussi des discussions avec les talibans. Chaque fois qu’ils ont la possibilité de profiter de quelque chose, les États-Unis agissent de façon tout à fait pragmatique. Je ne sais pas pourquoi la position dictée par l’idéologie a pris le dessus cette fois et pourquoi les États-Unis ont choisi de croire qu’Assad ne peut pas être un partenaire. Peut-être ne s’agit-il pas vraiment d’une opération contre l’État islamique, mais plutôt d’une entreprise destinée à ouvrir la voie à un renversement d’El-Assad, sous le couvert d’une opération de lutte contre le terrorisme.
Récemment, Francis Fukuyama a écrit un livre intitulé « Ordre politique et déclin politique » [2], dans lequel il affirme que l’efficacité de l’administration publique aux États-Unis est en déclin, et que les traditions de gouvernance démocratique se trouvent progressivement remplacées par des méthodes féodales de domination de fief. Cela s’inscrit dans une discussion à propos de quelqu’un qui vit dans une maison de verre et qui jette des pierres.
Tout cela se passe au milieu des défis et des problèmes croissants du monde moderne. Nous assistons à un « bras de fer » continu en Ukraine. Le trouble se prépare à la frontière sud de l’Union européenne. Je ne pense pas que les problèmes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord disparaîtront par eux-mêmes. L’Union européenne a formé une nouvelle commission. De nouveaux acteurs étrangers ont émergé, qui feront face à un combat sérieux pour savoir où envoyer leurs ressources de base : soit ce sera pour la poursuite de schémas irresponsables en Ukraine, en Moldavie, etc., c’est-à-dire dans leur partenariat oriental (tel que le préconise une minorité agressive dans l’Union européenne), ou bien ils écouteront les pays d’Europe du Sud et se concentreront sur ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée.
C’est un enjeu majeur pour l’Union européenne.
Jusqu’à présent, ils ne sont pas guidés par de vrais problèmes, mais plutôt par le désir de se saisir rapidement de ce qu’offre un sol fraîchement retourné. C’est déplorable. Exporter des révolutions – qu’elles soient démocratiques, communistes ou autres – n’apporte jamais rien de bon.
Les structures d’État, publiques et civilisationnelles sont effectivement en désintégration dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord. Etant donnée l’énergie destructrice libérée dans le processus, les flammes pourraient atteindre certains États situés bien au-delà de cette région. Des terroristes (y compris l’État islamique) revendiquent un statut national. De surcroit, ils commencent déjà à créer là-bas des organes quasi-gouvernementaux, qui s’engagent dans le travail administratif.
Sur cette toile de fond, les minorités, y compris les chrétiens, sont bannis. En Europe, ces questions sont réputées non politiquement correctes. Ils ont honte, lorsque nous les invitons à faire quelque chose ensemble à l’OSCE [3]. Ils se demandent : pourquoi devrions-nous nous concentrer spécifiquement sur les chrétiens ? En quoi est-ce spécial ? L’OSCE a organisé une série de manifestations destinées à garder vivant le souvenir de l’Holocauste et de ses victimes. Il y a quelques années, l’OSCE a commencé à animer divers événements contre l’islamophobie. Nous, nous offrirons une analyse des processus menant à lachristianophobie.
Les 4 et 5 décembre, des réunions ministérielles de l’OSCE auront lieu à Bâle, où nous allons présenter cette proposition. La majorité des États membres de l’Union européenne éludent ce sujet, parce qu’ils ont honte d’en parler. Tout comme ils avaient honte d’inclure dans ce qui était alors le projet de Constitution européenne, élaboré par Valéry Giscard d’Estaing, une phrase indiquant que l’Europe a des racines chrétiennes.
Si vous ne vous souvenez pas de vos propres racines et traditions ou si vous ne les respectez pas , comment voulez-vous respecter les traditions et les valeurs des autres personnes ? C’est une logique toute simple. En comparant ce qui se passe maintenant au Moyen-Orient à une période de guerres de religion en Europe, le politologue israélien Avineri a déclaré qu’il est peu probable que la crise actuelle prenne fin avec ce que l’Occident veut dire quand il parle de « réformes démocratiques ».
Le conflit israélo-arabe est comme éteint. Il est difficile de jouer plusieurs parties à la fois. C’est ce que les Américains tentent d’accomplir, mais cela ne fonctionne pas pour eux. En 2013, il leur a fallu neuf mois avant de comprendre le conflit israélo-palestinien. Je ne vais pas entrer dans les raisons, elles sont connues, mais là aussi ils ont échoué. A présent, ils ont demandé davantage de temps afin d’essayer de parvenir à des progrès avant la fin de 2014, de sorte que les Palestiniens n’aillent pas à l’ONU signer les Statuts de la Cour pénale internationale, etc. Et tout soudain, voilà qu’on apprend que des négociations sur l’Iran sont en cours. Le Département d’État américain a laissé tomber la Palestine pour se concentrer sur l’Iran.
Le Secrétaire d’État américain John Kerry et moi avons accepté de parler de ce sujet dans quelque temps. Il est important de comprendre que l’on ne peut pas garder le problème de l’État palestinien en état de congélation profonde pour toujours. L’échec de sa résolution depuis près de 70 ans a été un argument majeur de ceux qui recrutent des extrémistes dans leurs rangs : « Il n’y a pas de justice : il avait été promis de créer deux États ; l’État juif a été créé, mais ils ne créeront jamais un État arabe ». Utilisés sur une rue arabe affamée, ces arguments sonnent tout à fait plausibles, et l’on commence à appeler à un combat pour la justice en recourant à d’autres méthodes.
Le président russe Vladimir Poutine a déclaré, lors de la réunion du Club de Valdaï à Sotchi, que nous avons besoin d’une nouvelle version de l’interdépendance. C’était une déclaration tout à fait d’actualité. Les grandes puissances doivent retourner à la table des négociations et se mettre d’accord sur un nouveau cadre de discussion qui prenne en compte les intérêts légitimes fondamentaux de toutes les parties clés (je ne peux pas vous dire comment on devrait l’appeler, mais il devrait en tout cas être fondé sur la Charte des Nations Unies) ; elles devraient se mettre d’accord sur des restrictions auto-imposées raisonnables et sur une gestion collective des risques dans un système de relations internationales soutenues par les valeurs démocratiques. Nospartenaires occidentaux font la promotion du respect de la primauté du droit, de la démocratie et de l’opinion des minorités au sein des différents pays, tout en omettant de défendre les mêmes valeurs dans les affaires internationales. Cela laisse à la Russie le rôle de pionnier dans la promotion de la démocratie, de la justice et de la primauté du droit international. Car un nouvel ordre mondial ne peut être que polycentrique, et il devrait refléter la diversité des cultures et des civilisations dans le monde d’aujourd’hui.
Vous êtes informés de l’engagement de la Russie à garantir l’indivisibilité de la sécurité dans les affaires internationales, et à la maintenir dans le droit international. Je ne m’étendrai pas sur ce point.
Je tiens à soutenir cet argument que le SVOP a souligné, selon lequel la Russie ne parviendra pas à devenir une grande puissance du 21ème siècle qui connaisse succès et confiance, sans développer ses régions orientales. Sergei Karaganov était parmi les premiers à conceptualiser cette idée, et je suis entièrement d’accord. Amener à un nouveau niveau les relations de la Russie avec les pays de la zone Asie-Pacifique est une priorité absolue. C’est dans cette optique que la Russie a travaillé lors de la réunion de l’APEC à Pékin, et lors du forum du G20. Nous allons continuer à aller dans cette direction au sein du nouvel environnement créé par le lancement prochain de l’Union économique eurasiatique (Union européenneEA), le 1er Janvier 2015.
Nous avons été traités comme des « sous-hommes ». Depuis plus d’une décennie, la Russie a tenté d’établir des liens de partenariat avec l’Otan par le biais de l’OTSC [4]. Il ne s’agissait pas seulement, par ces efforts, de faire jouer l’Otan et l’OTSC « dans la même catégorie ». C’est un fait, l’OTSC est axée sur la capture des trafiquants de drogue et des migrants illégaux aux alentours de la frontière afghane, tandis que l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est l’épine dorsale des forces de sécurité internationales qui, entre autres choses, ont été chargées de la lutte contre la menace terroriste et de l’élimination de ses programmes de financement, lesquels impliquent le trafic de drogue. Nous avons tout essayé : nous avons plaidé et exigé des contacts en temps réel, de sorte que lorsque l’Otan vient à détecter une caravane transportant de la drogue et se trouve dans l’incapacité de l’arrêter, elle nous avertisse à travers la frontière, afin que cette caravane puisse être interceptée par les forces de l’OTSC. Ils ont tout simplement refusé de nous parler. Dans des conversations privées, ceux qui nous veulent du bien à l’Otan (et c’est réellement dans un sens positif que j’entends cela) nous ont dit que c’était pour des raisons idéologiques que l’alliance ne pouvait considérer l’OTSC comme un partenaire à part entière. Jusqu’à récemment, nous avons constaté la même attitude condescendante et arrogante à l’égard de l’intégration économique eurasiatique. Et ce malgré le fait que les pays qui ont l’intention de se joindre à l’Union européenneEA ont beaucoup plus en commun en termes d’économie, d’histoire et de culture, que de nombreux membres de l’Union européenne. Cette union n’a pas pour but la création de barrières avec qui que ce soit. Nous soulignons toujours à quel point nous souhaitons que cette union soit ouverte. Je crois fermement que cela contribuera de façon significative à la construction d’un pont entre l’Europe et l’Asie Pacifique.
Je ne peux pas ne pas mentionner ici le partenariat global de la Russie avec la Chine. D’importantes décisions bilatérales ont été prises, ouvrant la voie à une alliance énergétique entre la Russie et la Chine. Mais il y a plus que cela. Nous pouvons à présent même parler d’une alliance émergente en matière de technologieentre les deux pays. Le tandem que la Russie forme avec Pékin est un facteur crucial pour assurer la stabilité internationale et au moins un certain équilibre dans les affaires internationales, ainsi que pour assurer la primauté du droit international. Nous ferons pleinement usage de nos relations avec l’Inde et le Vietnam, qui sont des partenaires stratégiques de la Russie, ainsi qu’avec les pays de l’ASEAN [5]. Nous sommes également ouverts à l’élargissement de la coopération avec le Japon, si nos voisins japonais peuvent considérer leurs intérêts nationaux et cesser de regarder en arrière en direction de certaines puissances de l’étranger.
Il ne fait aucun doute que l’Union européenne est notre plus important partenaire collectif. Personne n’a l’intention de « se tirer une balle dans le pied » en renonçant à la coopération avec l’Europe, mais il est maintenant clair que la poursuite des affaires courantes telles qu’elles existent n’est plus une option. C’est ce que nos partenaires européens nous disent, mais nous non plus ne voulons pas continuer à faire les choses à l’ancienne. Ils ont cru que la Russie leur devait quelque chose, alors que nous voulons être sur un pied d’égalité avec eux. Pour cette raison, les choses ne seront plus jamais les mêmes. Cela dit, je suis convaincu que nous serons en mesure de surmonter cette période, que les leçons seront apprises et qu’un nouveau fondement de nos relations émergera.
On entend parler ici et là de l’idée de créer un espace économique et humanitaire unique de Lisbonne à Vladivostok ; cette idée gagne du terrain. Le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier, a dit publiquement (nous-mêmes le disons depuis longtemps) que l’Union européenne et l’Union européenneEA devraient engager le dialogue. La déclaration que le président Vladimir Poutine a faite à Bruxelles en janvier 2014, quand il a proposé une première étape avec le lancement de négociations sur une zone de libre-échange entre l’Union européenne et l’Union douanière à l’horizon de 2020, n’est plus considérée comme quelque chose d’exotique. Tout cela est déjà devenu partie intégrante de la diplomatie et de la politique réelle. Bien que cela reste pour le moment au stade des discussions, je crois fermement que nous atteindrons un jour ce que l’on appelle « l’intégration des intégrations ». C’est l’un des principaux sujets que nous voulons promouvoir au sein de l’OSCE lors du Conseil ministériel de Bâle. La Russie est sur le point d’assumer la présidence des BRICS et de l’OCS [6]. Les deux organisations tiendront leurs sommets à Oufa[7]. Ce sont des organisations très prometteuses pour la nouvelle ère qui s’ouvre. Ce ne sont pas des blocs (surtout les BRICS), mais des groupes où les membres partagent les mêmes intérêts, représentant des pays de tous les continents, qui partagent des approches communes concernant l’avenir de l’économie, de la finance et de la politique mondiales.
Sergueï LavrovTraduit par Goklayeh pour vineyardsaker.fr
Notes
[1] : le jeu de celui qui se dégonfle le premier, lorsqu’aucun des joueurs n’accepte d’abandonner, quitte à ce que s’ensuive la pire issue possible ; typiquement lorsque deux automobiles se font face et foncent l’une vers l’autre sur une route ou un pont à voie unique, chacun des deux conducteurs repoussant au maximum le moment de donner le coup de volant de côté qui signifiera qu’il a perdu (le premier qui s’écarte, c’est-à-dire abandonne, perd) ; si aucun des joueurs ne consent à abandonner, c’est la collision frontale assurée.
[2] « Ordre politique et déclin politique : de la révolution industrielle à la globalisation démocratique », paru en septembre 2014 (en anglais).
[3] L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe : anciennement Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) jusqu’en 1995, l’OSCE est une organisation internationale ayant pour but de favoriser le dialogue et la négociation entre l’Est et l’Ouest. C’est la seule organisation européenne à vocation généraliste ; elle accueille la totalité des États du continent européen, ainsi que ceux qui n’en sont pas, mais qui sont nés de la dissolution de l’Union soviétique.
[4] L’Organisation du traité de sécurité collective : organisation à vocation politico-militaire regroupant la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan.
[5] L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, également dénommée ANASE : organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d’Asie du Sud-Est (Philippines, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Brunei, Viêt Nam, Laos, Birmanie (actuel Myanmar) et Cambodge)
[6] L’Organisation de Coopération de Shanghaï : organisation intergouvernementale régionale asiatique créée en 2001 qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
[7] La capitale de la république de Bachkirie, en Russie. Située juste à l’ouest de l’Oural, à mi-distance de Kazan et de Chelyabinsk, la ville est un centre industriel et culturel, et compte 1.106.635 habitants.