En Argentine, les petits paysans se battent pour le droit de vivre
Durée de lecture : 7 minutes
30 janvier 2020 / Laura Hendrikx (Reporterre)
En Argentine, les grandes cultures et l’urbanisation progressent au détriment de l’agriculture paysanne. Les petits producteurs n’ont d’autre choix que de migrer vers les villes.
- El Pato (Argentine), reportage
L’été bat son plein. Après une vague de chaleur suivie de pluies diluviennes, les habitants d’El Pato, une ville de près de 7.000 habitants de la province de Buenos Aires, profitent d’une journée douce et ensoleillée. Le chemin qui mène au terrain de Patricia et Gumersindo Segundo est encore marqué par les intempéries des jours précédents. Leurs enfants sont en vacances et jouent entre les plants chargés de tomates et de poivrons. Trois familles et six jeunes de la communauté Ava Iwi Imemby — « fils de la terre » en langue guaranie — vivent et travaillent sur cette parcelle. Comme eux, les familles de paysans qui cultivent la terre de la ceinture verte qui entoure la ville de La Plata, capitale de la province, sont pour la plupart des maraîchers et des horticulteurs dont la production alimente Buenos Aires et sa banlieue, qui héberge environ 15 millions d’habitants, soit un tiers de la population du pays.
L’Argentine compte environ 200.000 familles de paysans, qui produisent près de 80 % des légumes consommés dans le pays. Pourtant, « la culture prédominante des grands propriétaires fonciers rend invisibles les petits producteurs », déplore Matías Bohl, référent de la Fédération nationale paysanne (FNC, Federación Nacional Campesina). La communauté guaranie d’El Pato ne ressemble en effet en rien à ce que les Argentins appellent « el campo », une agriculture présentée comme une entité homogène qui cultive des céréales et des oléagineuses sur des milliers d’hectares et exporte sa production aux quatre coins du monde. Un secteur qui contribue au PIB à hauteur de 18 %, représente 61 % du total des exportations et rapporte des dollars, dans un pays qui souffre d’une hyperinflation récurrente.
« Le discours officiel décrit un secteur qui réussit, mais c’est un secteur qui expulse des producteurs »
C’est cette agriculture que Mauricio Macri, qui a gouverné l’Argentine de fin 2015 à fin 2019, a souhaité soutenir afin de faire de l’Argentine le « supermarché du monde ». Réduction des taxes à l’export, suppression du contrôle des changes… Ces mesures ont entraîné une hausse considérable de la production agricole, devenue extrêmement dépendante de la demande extérieure : depuis 2016, la production annuelle de maïs est passée de 20 à 55 millions de tonnes et celle de blé de 8 à 20 millions de tonnes. Elles ont par ailleurs accentué la dollarisation de l’économie, et la libéralisation des devises a surtout bénéficié aux exportateurs au détriment de l’agriculture vivrière, portée sur le marché intérieur. Une capitalisation de l’agriculture qui n’est pas nouvelle, et ne cesse de repousser la frontière agraire.
L’agriculture argentine connaît depuis des décennies un phénomène de concentration économique et d’érosion de l’agriculture paysanne au profit des grandes cultures : au cours des trente dernières années, près de la moitié des exploitations ont disparu. « Le discours officiel décrit un secteur qui réussit, mais c’est un secteur qui expulse des producteurs », insiste Gabriela Martínez Dougnac, directrice adjointe du Centre interdisciplinaire d’études agraires de l’université de Buenos Aires. « En Argentine, moins de 1 % des propriétaires terriens possèdent 40 % de la terre », ajoute Matías Bohl.
La communauté Ava Iwi Imemby d’El Pato vivait sur des terres de la province de Salta, dans le Nord-Ouest, sans titre de propriété. « Les anciens étaient analphabètes et ne connaissaient pas leurs droits, explique Gumersindo Seguno. Nous sommes des victimes de la révolution du soja. » Entre 1996 et 2016, la superficie de cet or vert a augmenté de 200 % et la surface plantée s’étend désormais sur plus de 20 millions d’hectares. En 2003, une entreprise nord-américaine s’est proclamée propriétaire de la terre de la communauté dans le but d’y planter du soja. « Les modifications génétiques permettent désormais de produire du soja dans le Nord [au climat plus sec] », explique Matías Bohl. Une production essentiellement tournée vers le marché extérieur : aujourd’hui, 92 % de la production annuelle de soja est exportée.
« Les perdants sont les producteurs mais aussi les consommateurs, alors que les intermédiaires se font de l’argent »
La communauté a alors migré vers la ceinture verte de La Plata, où elle loue les deux hectares de terre qu’elle cultive aujourd’hui. Les soucis n’ont pas disparu pour autant : « Le risque d’être expulsé est latent, il y a toujours cette peur de devoir à nouveau migrer. » Le propriétaire peut, à tout moment, décider de vendre la terre à un groupe immobilier pour y installer une résidence privée, comme celle qui se trouve à quelques kilomètres de là. Il faudrait alors partir à la recherche d’une autre terre à louer, ou devenir des « medianeros », ces paysans qui travaillent la terre pour le compte d’un patron dans des conditions de vie très précaires et sans contrat de travail.
Beaucoup de paysans expulsés décident de rejoindre les grandes villes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pauvreté et de la faim, dont souffrent environ 15 millions de personnes. Avec un taux de pauvreté qui a dépassé le seuil des 40 %, l’Argentine a terminé l’année 2019 en proie à l’une des pires récessions de son histoire. « Le niveau de vie a baissé et les Argentins n’ont plus les moyens d’acheter des fruits et légumes, qui sont produits par les paysans », observe Matías Bohl. « Les perdants sont les producteurs mais aussi les consommateurs, alors que les intermédiaires se font de l’argent », explique Alvina Miras. Comme beaucoup de « medianeros » en Argentine, elle est Bolivienne. Si ses quatre enfants « ne manquent plus de rien », elle regrette de ne pas pouvoir leur acheter des yaourts plus d’une fois par mois.
Dans les locaux de l’association Asoma d’El Pato, de grands sacs remplis de jouets attendent d’être répartis entre les 1.000 membres de l’organisation paysanne. Lorsque le mari d’Alvina Miras est tombé malade, Asoma lui a permis de se procurer des médicaments qu’elle n’avait pas les moyens d’acheter. « Nous avons survécu car nous avons compris qu’il fallait s’unir à une association », assure Gumersindo Segundo, qui porte une casquette verte à l’effigie de la FNC et un t-shirt bleu au logo d’Asoma. Son engagement a finalement permis à sa communauté de se voir prêter par la municipalité un nouveau terrain, pour une durée de 99 ans.
« Les gens pensaient que nous étions des vendeurs de chaussettes »
En réaction à la politique de l’ancien président, « la lutte paysanne s’est intensifiée au cours des quatre dernières années », confirme Matías Bohl, contribuant à rendre visible la situation de ces communautés. Ricardo Caceres, un autre membre d’Asoma, se souvient de la première fois que les « medianeros » sont allés manifester en ville : « Les gens pensaient que nous étions des vendeurs de chaussettes [medias en espagnol] », s’amuse-t-il encore. En mai 2019, la cause paysanne a connu un tournant avec le premier Forum national pour un programme agraire souverain et populaire, qui a rassemblé plus de 3.000 personnes de 70 organisations autour des slogans « pas un paysan de moins », « aliments sains et accessibles pour le peuple » et « des terres pour produire ».
Autre événement majeur : la victoire d’Alberto Fernández aux élections présidentielles, le 27 octobre 2019. « Le modèle productif va rester le même, mais nous espérons que le nouveau président freinera son expansion et promouvra une agriculture plus durable », explique Matías Bohl. Il espère également que celui-ci mettra en place l’impôt progressif promis lors de la campagne et que les organisations paysannes réclament depuis longtemps. Ces dernières demandent également la création d’une « banque de la terre » et l’obligation pour les services publics de s’approvisionner à hauteur de 20 % auprès de petits producteurs. Si elles ont conscience que seule une réforme agraire permettrait aux paysans de devenir propriétaires de leurs terres, elles ne perdent pas de vue cet objectif. Pour Gumersindo Segundo, « tant que nous n’avons pas de terre, il n’y a pas de futur ».
Puisque vous êtes ici…
… nous avons une faveur à vous demander. La crise écologique ne bénéficie pas d’une couverture médiatique à la hauteur de son ampleur, de sa gravité, et de son urgence. Reporterre s’est donné pour mission d’informer et d’alerter sur cet enjeu qui conditionne, selon nous, tous les autres enjeux au XXIe siècle. Pour cela, le journal produit chaque jour, grâce à une équipe de journalistes professionnels, des articles, des reportages et des enquêtes en lien avec la crise environnementale et sociale. Contrairement à de nombreux médias, Reporterre est totalement indépendant : géré par une association à but non lucratif, le journal n’a ni propriétaire ni actionnaire. Personne ne nous dicte ce que nous devons publier, et nous sommes insensibles aux pressions. Reporterre ne diffuse aucune publicité ; ainsi, nous n’avons pas à plaire à des annonceurs et nous n’incitons pas nos lecteurs à la surconsommation. Cela nous permet d’être totalement libres de nos choix éditoriaux. Tous les articles du journal sont en libre accès, car nous considérons que l’information doit être accessible à tous, sans condition de ressources. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable et transparente sur la crise environnementale et sociale est une partie de la solution.
Vous comprenez donc sans doute pourquoi nous sollicitons votre soutien. Il n’y a jamais eu autant de monde à lire Reporterre, et de plus en plus de lecteurs soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, la vie du journal sera pérennisée. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire