On discute ferme, au cœur de Beyrouth, pour bâtir ensemble un État-nation (Liban)
MANIFESTATIONS
Libertés publiques, Constitution, résilience, droit des travailleurs à manifester, autant de sujets qui ont fait l’objet de débats.
source : L'Orient le Jour
Anne-Marie El-HAGE | OLJ
29/10/2019
Au cœur de Beyrouth, à l’heure où la contestation populaire envahit l’espace public pour la douzième journée consécutive, le débat s’invite dans la rue, où il occupe désormais une place de choix. Depuis le week-end dernier, dans le parking qui sépare la mosquée al-Amine de l’Œuf, universitaires, société civile et formations politiques d’opposition multiplient les groupes de discussion. Quelque peu en retrait du tintamarre ambiant, ils envisagent les amendements possibles à la Constitution, discutent des libertés publiques, de la résilience en période de crise, mais aussi d’une vision politique émergente. Avec pour mot d’ordre d’écouter les revendications et les interrogations populaires pour y répondre, informer, sensibiliser. Timides au début, les espaces de discussion, dans des tentes ou au milieu du parking, ont remporté un succès tel, en 48 heures, que les organisateurs envisagent de les multiplier et de mieux les structurer. En attendant, chacun s’organise avec les moyens du bord. On pose des nattes par terre. On s’assoit comme on peut. On installe sa chaise de campeur ou on reste debout, qu’importe. L’essentiel est de reconstruire le pays ensemble, un pays qu’on veut à l’image de ce mouvement, moderne mais riche dans sa diversité, révolutionnaire mais respectueux de chacun.
Crise constitutionnelle
Dimanche matin, la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph et sa doyenne, Léna Ghannagé, étudient les modalités d’amendement de la Constitution. Pour réfléchir à cette revendication populaire, le professeur Nady Abi Rached rappelle que seuls deux pouvoirs ont les prérogatives d’amender la Constitution, le pouvoir exécutif (le chef de l’État et le gouvernement), et le pouvoir législatif (le Parlement). « On peut certes discuter du caractère démocratique de ce mécanisme, mais l’objectif part de la nécessité de protéger la Constitution de tout amendement instinctif et irréfléchi », observe-t-il. Partant de la grande complexité d’amender la Constitution, l’universitaire constate l’absence quasi totale du peuple dans cette initiative. « Le peuple est exclu de toute discussion et de tout accord pour un amendement », note-t-il. Une réalité qui interpelle, en cette période de crise populaire de confiance à l’égard d’un régime confessionnel qui pratique le clientélisme et la corruption à outrance. « Nous traversons une crise constitutionnelle », affirme le professeur Abi Rached, rappelant que la Constitution qui garantit les libertés publiques est celle-là même qui écarte le peuple de toute décision, aussi bien au Liban, qu’en Tunisie, au Chili et même en France. Et la seule possibilité pour le peuple de changer la donne, après avoir récupéré son espace public longtemps interdit, est de « parvenir à constituer une volonté publique, ce qui représente un défi, vu que les opinions sont multiples ».
Quinze heures. Le concept de la résilience en temps de résistance est à présent décortiqué. La psychiatre Hala Kerbage de la faculté de médecine de l’USJ souligne le lien entre la résilience et le lien social en temps de crise. « La résilience, cette capacité à surmonter les chocs traumatiques, qui permet de se sentir plus fort après une épreuve, ne peut se réaliser qu’à travers un mouvement collectif », dit-elle, insistant sur « la force du sentiment de cohésion sociale, d’appartenance et de citoyenneté, qui nourrit la résistance collective ». L’universitaire se penche sur les comportements de groupe des manifestants, rappelle comment les premiers jours, les insultes ont fusé à l’adresse de la classe au pouvoir, dans une sorte de catharsis émotionnelle. « La population avait besoin d’exprimer sa colère », observe-t-elle. « Mais aujourd’hui, alors que le mouvement est attaqué et critiqué de toutes parts, qu’est-ce qui va lui permettre de résister ? » demande l’intervenante, invitant les présents à partager avec leurs proches leurs craintes, leurs traumatismes liés à leur vécu du mouvement de rue. Sans oublier que « l’euphorie des premiers jours laisse désormais la place à une période d’incertitude, voire d’inquiétude, sur l’avenir des protestations ». « Le support social est indispensable pour tenir », insiste la psychiatre. En même temps, « chacun doit reconnaître ses limites et s’octroyer une pause de temps à autre, pour mieux continuer ». D’où la nécessité pour certains d’évacuer leur stress en chantant et dansant, pour d’autres de manier l’humour, et pour d’autres encore d’écrire leur vécu.
(Lire aussi : La révolution à un tournant décisif, l’édito de Émilie SUEUR)
Construire un État laïc
Seize heures. Partant des revendications de la rue, le regroupement politique Citoyens et citoyennes dans un État, dirigé par l’ancien ministre Charbel Nahas, détaille ses objectifs et sa vision d’instaurer un régime laïc. Le point de départ étant la démission du gouvernement. « Le peuple est en colère à cause de la crise économique et parce qu’il n’a plus confiance dans sa classe politique », explique la modératrice, Rania Masri. « Seul un gouvernement restreint de transition, doté de pouvoirs législatifs, pourrait nous sortir de la crise, l’organisation d’élections anticipées étant trop longue, et nous ne voulons ni un gouvernement de technocrates qui relèverait des six partis au pouvoir ni la prise du pouvoir par l’armée », souligne-t-elle. Elle rappelle que « l’urgence primordiale est de trouver une issue à la crise économique ». Un travail qui ne peut se faire du jour au lendemain. « C’est alors que commencera la construction d’un État laïc. » L’assistance réagit. « Nous voulons récupérer les fonds publics. » « Il n’existe pas de caisse avec des milliards cachés dedans », répond l’intervenante, estimant qu’il est « presque impossible de restituer l’argent public à court terme ». Des questions fusent. L’assistance n’est pas entièrement contre le confessionnalisme politique. On réclame des changements, mais on les craint à la fois. « La population a d’abord besoin d’un filet de sécurité sociale », reconnaît la modératrice. Un manifestant veut connaître la position du mouvement vis-à-vis des armes du Hezbollah. « Nous voulons bâtir une armée forte avec toutes les parties et y intégrer les personnes dotées de capacités militaires. L’État décidera alors de faire face à l’ennemi israélien », répond-elle tout de go.
Dix-huit heures trente. Il fait noir. Mais au centre de l’espace de débat, les manifestants attendent impatiemment que soit lancé le débat quotidien organisé par Beyrouth Madinati, un mouvement issu de la société civile, désormais officiellement reconnu comme parti politique. La question du jour repose sur les libertés individuelles, sur le droit des travailleurs de continuer à manifester, même en semaine, sur les suites à donner au mouvement de rue, une révolte pour certains, une révolution pour d’autres. Gilbert Doumit explique que le droit de manifester est consacré par la Constitution. Il écoute les craintes des uns de perdre leur emploi, la volonté des autres d’aménager à leurs employés un horaire flexible, la peur de tous d’un lendemain incertain. « L’objectif de notre révolution ne se limite pas à la démission du gouvernement, rappelle un jeune ingénieur. Il met en place les bases d’une nation. » « Je ne crains personne », renchérit un autre jeune, qui houspille « les criminels de guerre au pouvoir qui utilisent le communautarisme pour diviser la population ». La crise économique s’invite forcément dans le débat. « Cette révolution est économique. Elle est liée à la politique catastrophique qu’ont adoptée les dirigeants du pays, en trente ans », dénonce une troisième personne. Une femme de Hasbaya salue la révolution et souligne que la guerre civile a pris fin le 17 octobre 2019, premier jour de la révolution. « Les Libanais se sont réconciliés ce jour-là et ont mis un terme à la guerre », martèle-t-elle. Applaudissements nourris. Toute l’assistance est d’accord sur le fait que le point de non-retour est atteint. On envisage alors l’escalade. On parle de manifester devant les résidences des hommes politiques, de paralyser les institutions, de bloquer davantage de routes... Pour mettre encore plus la pression sur le gouvernement.
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