Prenons un brocoli. Un légume aux multiples variétés développées au fil du temps par la nature ou la main de l’homme. Ces variétés portent en elles des caractères : telle teneur en sucre, tel goût, tel bienfait… C’est ce qu’on appelle les « traits natifs ».
Imaginons que vous soyez capable, grâce à la technologie, d’aller chercher les données correspondant à ces traits, dans l’ADN du brocoli, afin de les transférer sur une autre variété.
En toute modestie, vous clamez être l’inventeur de ce trait naturel et en demandez l’exclusivité commerciale sur les vingt prochaines années, quel que soit le nombre de plantes qui portent ce trait.
Saugrenu ? Pourtant, les demandes sur les traits natifs se multiplient en Europe. Et la grande chambre des recours de l’Office européen des brevets (OEB) leur a envoyé un signal positif le 25 mars, en faisant droit à deux d’entre elles après dix années de bataille juridique, l’une sur une tomate ridée, peu demandeuse en eau ; l’autre sur un brocoli aux bienfaits « anticancer »’.
Derrière cette décision qui fera jurisprudence, se cache un jeu de lobbying qui a progressivement transformé les semences en produit industriel comme un autre. Michel Vivant, professeur de droit à Sciences-Po Paris, avertit :
« Le risque : que les données de la nature soient monopolisées. »
A l’assaut d’une faille juridique
Le brevet est né de la culture industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Michel Vivant explique :
« C’est alors équilibré, il y a une invention, pour laquelle on touche des droits d’auteur, et elle finit par tomber dans le domaine public. »
Pendant longtemps, le vivant en général et les végétaux en particulier ont été complètement exclus de la brevetabilité en Europe. Mais les industriels de l’agrochimie puis des biotechnologies s’intéressent de plus en plus au marché des semences et « cherchent à imposer l’idée que pour développer la recherche biologique, animale comme végétale, le brevet est nécessaire », explique Frédéric Thomas, historien des sciences et co-auteur de
« Semences : une histoire politique ».
« Alors qu’à partir de 1980, les Etats-Unis brevètent les OGM, l’Europe se dit qu’elle doit suivre et concède en 1998
la directive 98-44. Un texte contradictoire, dont le but est de faire cohabiter deux systèmes juridiques et deux types d’acteurs différents. »
- D’un côté, le système Upov, en vigueur depuis 1961, qui interdit de breveter toute variété issue de l’agriculture dite « conventionnelle » ou de procédés biologiques, et qui laisse les ressources génétiques en accès libre afin de favoriser la recherche, à but commercial ou universitaire.
- De l’autre, on ouvre la possibilité de breveter le vivant si cela relève de « l’invention », en l’occurrence, une mutation au sein d’une espèce.
A l’époque, on parle bien d’OGM, mais le développement technologique va brouiller les cartes a posteriori et les demandes de brevets sur des végétaux non OGM se multiplient à partir des années 2000. Parmi elles apparaissent notre tomate ridée et le brocoli anticancer.
Séquençage génétique
On y trouve aussi une demande de la firme suisse Syngenta portant sur le trait natif d’un poivron insensible à un insecte nuisible, la mouche blanche. Ce trait de caractère est issu de reproduction conventionnelle, naturelle – il existait dans une espèce sauvage – mais la multinationale a isolé la séquence génétique de cette insensibilité et l’a transposée sur une variété comestible grâce aux technologies de biologie moléculaire.
Ce que l’historien déplore : jamais de telles demandes n’auraient été possibles au moment de la rédaction des textes, selon lui :
« On fait face à un nouveau type de science, qui nécessite un nouveau type de protection. »
Ce vide juridique se situe dans « une tendance globale : depuis la fin du XXesiècle, la propriété intellectuelle fait face à un objet nouveau dont elle ne sait pas quoi faire : l’information », estime Michel Vivant.
On arrive donc aujourd’hui à une nouvelle étape, après dix années de batailles juridiques, au cours desquelles, explique Frédéric Thomas :
« Les lobbies du brevet ont tenté de démontrer que leurs demandes n’empiètent pas sur ce qui relève de la protection Upov, et qu’elles sont, par conséquent, légitimes. »
Oubliez la morale...
Dernier argument en date : la demande de brevet relatif aux traits ne porte pas spécifiquement sur une variété de plante, qui relève du système Upov. Argument jugé recevable par l’Office européen des brevets le 25 mars au sujet de la tomate ridée et du brocoli anticancer.
Guy Kastler, président du
Réseau semences paysannes, regrette l’étendue de ce type de brevet, mais aussi que « le juge a estimé qu’il n’avait pas à se prononcer sur le plan moral ».
Pour Michel Vivant, plutôt que s’opposer par principe à toute demande portant sur des traits préexistants, le juge s’est montré sensible aux solutions que ces séquences génétiques pouvaient apporter. Une position qui peut s’expliquer par « la volonté des juridictions spécialisées de défendre leur pré carré ». Le spécialiste de la propriété intellectuelle fait le parallèle avec une
décisionrécente de la Cour suprême des Etats-Unis qui s’en est tenue à ces principes.
« Tout cela est coûteux... »
Les demandes de brevet sont soumises à des critères, entre autres d’application industrielle et de nouveauté. Que l’on ait confiance ou pas en l’Office européen des brevets pour être strict en la matière, une chose est sûre : la décision du 25 mars fera jurisprudence. Guy Kastler ironise :
« Dans le vivant, on n’a pas fini de breveter. L’OEB invente une invention : un caractère, déjà connu, devient nouveau parce qu’on a réussi à l’identifier. »
Le Réseau semences paysannes fait partie d’une coalition d’ONG qui a déposé un recours contre le poivron anti-mouche blanche de Syngenta.
Un dossier sur lequel Glaïeul Mamaghani, responsable de la communication externe de la firme suisse, se dit « confiante ». Elle insiste sur le fait que ce caractère est initialement présent dans une espèce non comestible et qu’il a été pioché « dans une banque de gènes en accès libre ». Le consommateur est gagnant, assure-t-elle, « une amélioration de la qualité des produits, gustative, sanitaire… »
« Il nous a fallu quinze ans pour stabiliser le caractère avec une espèce comestible. Tout cela est coûteux en temps et en investissement, il est normal d’être rémunéré. »
Avant de résumer : « Le brevet est important pour l’innovation. »
Dans un courrier inquiet, le Haut Conseil des biotechnologies (
HCB) avait tenté de rappeler à l’OEB que c’est au contraire l’innovation qui avait impulsé la création du système Upov, préféré au brevet :
« Les obtentions végétales ne sont pas des produits industriels comme les autres. Rien n’est créé ex nihilo, toute nouvelle sélection reposant sur des variétés sélectionnées précédemment. »
Et le HCB de conclure que « la garantie du libre accès au patrimoine génétique est donc un enjeu très fort pour les sélectionneurs ».
La nature saturée
En 2013, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (rebaptisé France stratégie) faisait part, lui aussi, dans une note d’analyse [
PDF], de ses craintes face à cette pression croissante en vue de l’élargissement du champ d’application du brevet.
« La délivrance de tels brevets (à portée très large, sur des gènes naturels) – et les difficultés d’accès à l’information conduit d’ores et déjà à des situations de blocage pour l’industrie semencière européenne. »
On peut citer l’entreprise hollandaise Rijk Zwaan, qui a obtenu un brevet sur des salades résistant à un puceron. Un trait déjà connu, présent dans 90% des variétés de laitues commercialisées, entre autre par Gautier Semences. N’ayant pas les moyens de financer un procès pour faire invalider le brevet, l’entreprise provençale a donc dû payer des redevances à Rijk Zwaan pour continuer à exploiter sa variété.
Les conflits juridiques se sont multipliés ces dernières années, ce qui ne joue pas en faveur des petites entreprises, moins à même de se protéger de procédures lourdes et compliquées.
Au milieu de ce champ de mines, où l’on ne sait plus bien ce qui est breveté ou pas, on assiste à la création depuis quelques mois de plate-formes rendant accessible une base de données. Glaïeul Mamaghani met en avant une volonté « d’échanger l’information, de publier nos tarifs, le catalogue », tandis que Guy Kastler y voit une résurgence des
Patent pools (la mise en commun de brevets par plusieurs sociétés ou organisations), où « ceux qui possèdent les brevets se partagent le marché ».
Pour Michel Vivant, c’est avant tout le reflet d’un marché déjà complètement saturé par la propriété intellectuelle :
« Les questions de l’économie de l’immatériel méritent d’être posées. On met des droits d’auteur de partout, sans s’interroger sur la finalité des inventions que l’on brevète. »