dimanche 13 octobre 2024

 

« La France mène une guerre coloniale contre les Kanak » (BdA)

par SLT 12 Octobre 2024, 16:47 Kanaky Nouvelle-Calédonie Colonialisme France Macron Articles de Sam La Touch

Arrivé en Nouvelle-Calédonie en 1981, Luc Tournabien a épousé la lutte d’émancipation du peuple kanak. Dans « 40 ans d’émancipation… pour mieux recoloniser ? », il raconte ses années militantes et revient sur le long et difficile combat pour l’avènement d’une Kanaky libre, des « évènements » jusqu’à aujourd’hui . Entretien.
 

40 ans d’émancipation… pour mieux recoloniser ? fait parfaitement le lien entre les premières grandes luttes des années 1980 et l’actualité (voir encadré ci-dessous). Tu évoques d’ailleurs dans les dernières pages le projet de dégel du corps électoral, celui-là même qui a mis le feu aux poudres…

J’ai fini d’écrire le livre en février 2024 et je l’ai tout de suite envoyé en PDF à l’ensemble des députés et sénateurs en les alertant sur le risque de soulèvement s’ils votaient le dégel… Cela n’a malheureusement pas loupé ! Mais même si je pressentais que cela allait bouger, j’ai été stupéfié par la réaction immédiate d’une partie de la population kanak qui, dès le vote du 13 mai connu, dans la nuit, est sorti dans les rues. Il faut rappeler à quel point la vie reste dure pour les Kanak. Les jeunes n’en peuvent plus de se faire recaler systématiquement aux entretiens d’embauche, de se faire refouler à l’entrée de boîtes de nuit nouméennes, d’être méprisés au quotidien… Sans compter les inégalités sociales colossales, dont les Kanak sont de loin les premières victimes.
 

À cette réalité sociale s’est ajoutée la fin brutale de la possibilité d’une indépendance à court terme, promise par l’accord de Nouméa…

L’accord, signé par la droite comme par l’État, stipulait en effet noir sur blanc que la Nouvelle-Calédonie allait vers sa pleine émancipation. Mais en fait, pendant que les indépendantistes faisaient un « pari sur l’intelligence » (l’expression est de Jean-Marie Tjibaou, NDLR), leurs adversaires faisaient eux un pari sur la duplicité. Leur seul but était de gagner 20 ans et de tout faire en cours de route pour éviter l’issue annoncée. Sauf que ça ne s’est pas passé comme ils l’espéraient, puisque les indépendantistes n’ont cessé de gagner des voix.

En revenant sur le corps électoral figé, correspondant aux exigences de l’ONU, Macron et la droite locale ont nié que la France pendant des décennies a « fait du blanc » en Nouvelle-Calédonie pour mettre les Kanak en minorité. Mais ça ne passe plus ! Alors bien sûr, c’est parti dans tous les sens, mais on constate tout de même que les gens ont brûlé en priorité des symboles de la domination française : des entreprises tenues par des Européens, ou des biens de l’Église catholique, qui n’y fut pas pour rien dans la colonisation.
 

Quel regard justement portes-tu sur la situation sur place aujourd’hui ?

On n’est pas dans de simples émeutes, mais dans une insurrection nationaliste, qui dépasse largement en nombre, en puissance, en constance celle de 1984. Avec, face au GIGN et aux Centaure (nouveaux engins blindés de la Gendarmerie nationale, NDLR), des militants déterminés. Ceci dit, le Haut-Commissaire et le procureur pointent les coups de feu essuyés par les forces de l’ordre, mais il n’y a eu qu’un seul tué par balle dans leurs rangs, le premier jour des émeutes, alors que dix Kanak l’ont été depuis mai (dont sept par les « forces de l’ordre », NDLR)…

L’État français mène une guerre coloniale à peine larvée contre les Kanak ! 8000 hommes déployés sur le territoire, plus de 3 000 interpelés… Il faut voir la situation de la tribu de Saint-Louis, en état de siège depuis deux mois [1]. Sans oublier nos militants déportés et emprisonnés en France – une injustice de plus qui a beaucoup remonté la population. C’est comme s’ils voulaient qu’on devienne vraiment hargneux pour pouvoir nous mater toujours plus. Mais l’idée de reconstruire sans a minima une proposition d’indépendance négociée à terme est désormais illusoire.
 

Le camp indépendantiste semble, lui, en pleine recomposition, notamment au sein du Front de libération nationaleflnks kanak et socialiste (FLNKS)…

Le FLNKS avait perdu peu à peu sa représentativité de l’ensemble de la mouvance souverainiste. L’USTKE, (deuxième syndicat de l’archipel, NDLR) en était sorti en 1989, de nouveaux petits partis s’étaient montés… Tous ont maintenant rejoint le Front. Par ailleurs, nombre de Kanak se revendiquent indépendantistes mais ne sont encartés nulle part. La CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain) a été créée pour rassembler tout le monde, dire à tous : « Vous êtes des nôtres » ! Et les gens y sont allés ! Cela a permis de former une nouvelle vague de militants actifs. Même si le Palika [2] venait à quitter le FLNKS, ce qui serait dommage, ce dernier est aujourd’hui renforcé .

La désignation de Christian Téin [3] comme président du Front, a d’ailleurs été un choix fort : une marque de solidarité avec l’ensemble de nos prisonniers politiques, d’unité avec les militants en lutte sur le terrain et de volonté de poursuivre le combat.
 

Tu es en tournée dans l’Hexagone pour présenter ton livre. Qu’attends-tu de tes échanges ici ?

Je souhaiterais déjà que plus de Français connaissent factuellement le dossier calédonien. Et que l’ensemble des forces du Nouveau front populaire prenne position pour une forme d’indépendance de la Kanaky, seule solution légitime et viable. Sinon, le mot d’ordre, c’est : venez renforcer nos comités de soutien ! Bougez, sortez dans la rue chaque fois qu’il se passe quelque chose en Nouvelle-Calédonie ! Aidez-nous, c’est vraiment le moment !

Propos recueillis par Benoît Godin

 

 

Un témoignage de premier ordre

40 ans d’émancipation… pour mieux recoloniser ?, le livre de Luc Tournabien, est un témoignage de premier ordre d’un acteur bien singulier de la lutte de libération kanak : un « métro » qui, arrivé en 1981 en Kanaky-Nouvelle-Calédonie par hasard, à l’occasion d’un tour du monde, et sans engagement politique, a finalement pris fait et cause pour le peuple autochtone. Très activement même ! Ce qui lui vaudra d’être arrêté en 1986 à Thio, petite ville de la côte est de la Grande terre où il a longtemps vécu et milité, et condamné, en même temps que Françoise Machoro (la sœur d’Eloi, leader indépendantiste), à quinze mois de prison, dont trois avec sursis.

Son livre mélange, d’une façon naturelle, à la fois son parcours personnel (retracé avec modestie et même humour) et les événements politiques qu’il vit aux côtés des militant·e·s kanak et qu’il relate et analyse, « de l’intérieur ». Depuis le boycott actif des élections territoriales de 1984 jusqu’au sabordage par Macron et compagnie du processus de décolonisation engagé par l’accord de Nouméa de 1998, en passant par les événements tragiques que furent l’assassinat par des gendarmes du GIGN d’Eloi Machoro et de son camarade Marcel Nonnaro en 1985, le massacre commis par les militaires dans la grotte d’Ouvéa en 1988 ou encore l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou en 1989.

Au fil des pages, écrites dans un style très vivant, même un·e anticolonialiste hexagonal·e averti·e en apprend beaucoup sur cette période. Sur les « loyalistes » anti-indépendantistes (qui le considèrent comme un traître – un « mec à Kanak » – et que lui appelle malicieusement « dépendantistes »). Sur les manœuvres de l’État français, acculé à négocier mais désireux avant tout de maintenir son influence impérialiste sur le territoire et sur la région – et n’hésitant pas à renier sa parole donnée. Sur la culture, le mode de vie et la société kanak. Sur les mobilisations de ce peuple, mais aussi sur les débats qui agitent et parfois divisent les indépendantistes.

Son récit s’arrête fin 2023, et Luc pronostique qu’en cas de dégel du corps électoral calédonien « des rébellions sont probables ». Les mois suivants lui donneront raison. Sa conclusion reste néanmoins pleine d’espoir : « Le peuple kanak est préparé à tout ; il est habitué au pire et reste impassible quand miroite un espoir, qui l’anime pourtant d’une flamme immergée […]. Un vent de fraternité et de liberté s’est levé, grâce aux années des accords arrachés : davantage de non-Kanak qu’autrefois vivent avec le peuple autochtone une compréhension, une empathie, une osmose, parfois une symbiose, et partagent leur soif d’émancipation. Ce sont là d’autres prémices prometteuses pour des jours plus heureux. »

Jean Boucher

 

40 ans d’émancipation… pour mieux recoloniser ?
de Luc Tournabien (272 pages, 16 €) est en vente dans notre boutique en ligne.

[2Parti de libération kanak, une des deux principales composantes du FLNKS avec l’Union calédonienne (UC), aujourd’hui très critique de la CCAT.

[3Commissaire politique de l’UC et un des principaux responsables de la CCAT, aujourd’hui à l’isolement à la prison de Mulhouse-Lutterbach.

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